d'une écharpe aux couleurs du tartan des McGregor. L'été, elle se résignait à sortir en chemisier, mais elle s'arrangeait toujours pour que fussent rappelés les carreaux aux teintes immuables. Miss McCarthery se refusait à toute abdication. La demie de 7 heures sonnait lorsqu'elle refermait derrière elle la porte de son appartement dont elle avait fait le ménage avec une telle impétuosité que plus personne, après cet exploit quotidien, ne pouvait retrouver le sommeil dans les logements voisins. Au début, les autres locataires s'étaient indignés et Mrs Horner avait adressé d'inutiles remontrances à Imogène. A la longue, la résignation remplaça les mauvaises humeurs et, depuis des années, ceux qui habitaient au-dessous, au-dessus ou à côté de miss McCarthery n'utilisaient plus de réveil, certains d'être tirés de leur sommeil à heure fixe — sauf le dimanche et pendant l'époque bénie où Imogène prenait son congé annuel — par le vacarme qui venait de l'appartement de l'Ecossaise aux cheveux rouges.

Mrs Horner mettait une sorte de point d'honneur à balayer le devant de sa porte au moment où miss McCarthery sortait. Depuis 1950, les deux femmes ne s'adressaient pratiquement plus la parole, alors que pendant plus de dix ans elles avaient été des intimes, Imogène ayant même invité sa propriétaire dans sa petite maison de Callander en 1939, où les deux amies vécurent côte à côte les derniers jours de la paix. Tout craqua par suite d'une réflexion malheureuse de Mrs Horner à l'époque de la bataille de Dunkerque alors que l'Angleterre tout entière redoutait une tentative de débarquement de la Wehrmacht. Un matin où elle commentait les nouvelles du jour en présenee de quelques-uns de ses locataires parmi lesquels Imogène sur le moment de prendre le chemin de son bureau, elle se risqua à dire que, à son avis, il se pourrait bien que la flotte d'invasion allemande jouât un drôle de tour à Mr Churchill en s'en allant débarquer en Ecosse. La perspective plongea l'auditoire de la propriétaire dans un silence méditatif que troua la voix a Imogène :

— Et  pourquoi,   Mrs  Horner,   les  Allemands auraient-ils l'idée saugrenue de débarquer en Ecosse ?

Tout entière la proie du démon de la stratégie, la propriétaire ne prêta pas attention à la vibration de mauvais augure qui, par instants, fêlait le timbre des paroles de miss McCarthery et, de plus, elle était choquée qu on puisse, en public, qualifier de saugrenues des idées qu elle exposait. Aussi, ce fut avec séehçresse qu elle répondit

  Parce que, ainsi miss McCarthery, ils prendraient toute l'armée britannique à revers et, profitant de la surprise tout autant que du désarroi de la population, ils auraient une sacrée chance de s'approcher de Londres.

Les auditeurs de ce conflit tactique devinèrent ou mieux sentirent la brusque tension entre les deux femmes. Ils se firent plus attentifs.

  Et qu'est-ce qui vous permet de penser, Mrs Horner, que les soldats d'Hitler débarqueraient plus facilement sur les côtes d'Ecosse que sur les ctes anglaises ?

Le problème était aussi nettement posé et les colocataires donnèrent intérieurement raison à Imogène qui les rassurait. La propriétaire réalisa sa gaffe. Le bon sens lui conseillait de faire amende honorable, mais parce qu'il y avait du public, elle voulut avoir le dernier mot et n'hésita point à se montrer de mauvaise foi. Elle émit un ricanement des plus insolents avant de dire :

     Je ne vois pas trop ce qui pourrait les arrêter. I y eut un silence où l'on entendit distinctement miss McCarthery prendre une large inspiration et tous ceux qui la connaissaient surent que c'était là le prélude à un orage d'une belle violence. Il éclata presque aussitôt :

— Eh bien ! je vais vous l'apprendre, moi, ce qui les arrêterait, vos Allemands ! (Ce « vos » fut jugé, par la suite, comme particulièrement injurieux à égard de Mrs Horner que l'emploi de cet adjectif possessif rangeait, d'un seul coup, dans le camp des ennemis du Royaume-Uni.) Les Ecossais, ma chère ! tout simplement, les Ecossais qui ont déjà prouvé qu'ils savaient se battre et se faire tuer pour protéger les Anglais ! Et si vous voulez mon avis, l'état-major allemand a depuis longtemps compris que sa seule chance de mettre le pied en Angleterre était de s'attaquer directement aux Anglais ! Et permettez-moi de vous confier que, s'il y avait eu un peu plus d'Ecossais à Dunkerque, l'armée n'aurait sans doute pas eu à rembarquer !

La colère avait poussé Imogène trop loin et tous les assistants s'estimèrent insultés par cette appréciation péjorative portée sur les soldats de Sa Majesté. Il y eut des murmures et Mrs Horner en profita pour reprendre l'avantage :

  C'est bien d'une fille comme vous d'insulter ceux qui donnèrent leur vie pour sauver notre liberté ! (On nota avec satisfaction l'emploi du mot « fille », qui faisait  dégringoler miss McCarthery dans l'échelle sociale.)

Mais Imogène en était au point où l'on dit n'importe quoi pour tenter de sauver la face et elle ne craignit pas de remarquer :

  Notre liberté ne serait pas en péril si vous n'aviez pas installé des usurpateurs sur le trône d'Angleterre !

Outrée, l'assistance se rangea aux côtés de Mrs Horner et miss McCarthery dut battre en retraite sous les huées. Dès lors, Imogène vécut dans une solitude complète, les autres habitants de la maison évitant de lui parler et négligeant même de la saluer quand, d'aventure, ils la rencontraient dans l'escalier. Certains essayèrent d'insinuer qu'elle pourrait bien être une espionne, mais on la connaissait depuis trop longtemps pour que cette calomnie pût faire carrière. Mrs Horner elle-même refusa d'y ajouter foi. Pendant le blitz, miss McCarthery marqua des points, car, si la plupart de ses colocataires quittèrent Londres, elle resta dans son appartement, déclarant à ceux qui, lui conseillaient de se retirer pour quelques mois dans son Ecosse natale :

  Je ne vois pas pourquoi une Ecossaise se sauverait tant qu'il restera une Anglaise à Londres !

Mrs Horner avait des parents du côté de Stratford-on-Avon et elle les eût volontiers rejoints, mais l'orgueil l'empêcha de partir tant que son ennemie demeurerait sur place. C'est ainsi que les deux femmes, s'espionnant mutuellement, vécurent sous les bombes et furent citées en exemple par tout le quartier. La victoire enfin venue, les locataires réintégrèrent leurs appartements et se réconcilièrent avec l'Ecossaise. On tenta de rabibocher Mrs Horner et miss McCarthery. Elles consentirent tout juste à se saluer. Le temps sans doute eût fini par effacer les griefs si, en 1950, l'affaire de l'enlèvement de la Pierre du Couronnement dans l'abbaye de Westminster par des nationalistes écossais n'avait remis le feu aux poudres. Imogène ne se gêna pas pour déclarer que ses compatriotes n'avaient rait que reprendre leur bien, que les voleurs se comptaient parmi les poursuivants et non parmi les poursuivis. Un soir, un inspecteur de police vint trouver miss McCarthery et la pria de le suivre. Elle partit sous le regard ironique de son ennemie, qui se permit de regretter à haute voix qu'on ne lui ait pas passé les menottes. Au commissariat, Imogène apprit que ses propos concernant les ravisseurs avaient été rapportés à la police et qu'on exigeait d'elle des explications. Elle les donna avec sa fougue habituelle et la situation aurait pu empirer très vite si un coup de téléphone de l'Amirauté n'avait remis les choses au point. Miss McCarthery rentra chez elle la tête haute, mais sachant d'où venait le coup, elle ne daigna même plus honorer sa propriétaire d'un regard et lui envoya désormais le montant de son loyer par la poste.

Imogène n'avait pas oublié les leçons de son père et tenait la marche comme le plus salutaire des exercices pour quelqu'un soucieux de sa santé. Aussi, tous les matins, quel que fût le temps, elle gagnait son bureau de l'Amirauté à pied, couvrant ainsi près de six kilomètres de son grand pas qui eût découragé n'importe quel suiveur Elle remontait Kings Road, s'efforçant de respirer à fond l'air matinal et forçant son allure au fur et à mesure que ses muscles s'échauffaient. Elle ne reprenait haleine qu'à Sloane Square, où elle avait accoutumé d'acheter le Tîntes à un aveugle qui, depuis vingt ans, se tenait à la même place ; puis, par Hobart Place, Grosvenor Gardens, elle gagnait Victoria Street qu'elle suivait jusqu'à l'abbaye de Westminster où elle ne manquait jamais d'entrer. Elle traversait la nef dans toute sa longueur, inclinait à droite pour passer entre les chapelles latérales et le chœur pour atteindre la chapelle d'Henri VII et aller s agenouiller quelques instants devant la statue gisante de Marie, reine d'Ecosse, à qui elle demandait la patience et le courage nécessaires pour vivre encore une journée parmi les Anglais. Rassérénée par cet exercice tout à la fois pieux et nationaliste, Imogène se décidait, par Parliament Street et Whitehall, à rejoindre l'Amirauté.

Miss McCarthery ne s'intéressait guère au sport qu'autant que les Ecossais y étaient mêlés et, dès que commençait le tournoi des Cinq Nations, elle installait sur son bureau un vase d'où émergeaient de jolis chardons bleutés, ce qui faisait dire à l'une de ses plus solides adversaires qu'à voir Imogène on ne s'étonnait plus que l'Ecosse ait le chardon pour emblème. Miss McCarthery avait pour habitude, en entrant dans le bureau, d'adresser un salut collectif à ses compagnes et, tout de suite, se plongeait dans son travail, ce qui ne cessait d'irriter les autres, obligées d'en faire autant, alors qu'elles eussent volontiers passé encore un certain temps à se raconter comment elles avaient employé leur soirée. Ce matin-là, les choses se gâtèrent très vite, car à peine ces dames s'étaient-elles mises à taper sur leur machine que Janice Lewis annonça qu'avec la permission a Aneurin Archtaft, leur chef de bureau (et ici, il y eut des sourires, car chacune savait qu'Archtaft était du dernier bien avec miss Lewis), elle allait demander à ses compagnes de bien vouloir apporter leur contribution au cadeau que les employées de l'Amirauté se proposaient d'envoyer à Sa Gracieuse Majesté à l'occasion de l'anniversaire de la princesse Anne. On approuva hautement l'initiative de Janice et chacune ouvrit son sac pour y prendre son obole, chacune sauf miss McCarthery qui n'interrompit pas son travail. Lorsque miss Lewis s'adressa à elle, on fit silence :

Ne vous fâchez pas, Imogène!: Chewing-gum et spaghetti ; Les blondes et papa ; Vous souvenez-vous de Paco ?
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